Souvenir ou stimulus ?

Souvenir ou stimulus ?

Comme un écho lointain et pourtant si présent…

Il y a maintenant quelques années déjà, mais les années je ne les compte plus, cela ne m’avance pas, une nuit de printemps, je crois, il s’est mis à pleuvoir.
Doucement, puis plus vite, les gouttes sonnaient comme des notes de musique sur le carreau de ma fenêtre.
Ce bruit-là, si caractéristique, me renvoie toujours à notre enfance.

*

Quand cela tonnait, à l’extérieur ou dans les étages inférieurs, souvent Guillemette venait dormir dans mon lit.

Ce n’était pas tout à fait un lit double qui aurait pris trop de place dans ma « chambre de petite jeune fille » ainsi que la désignait Maman.
« On appelle cela un lit de grand-mère car les grands-mères aiment prendre leurs aises », avait-elle indiqué et nous nous amusions du contraste.
Un joli lit ancien à barreaux de fer forgé, assez large, mais pas autant que les lits doubles prévus pour accueillir deux grandes personnes : pour deux petites personnes, c’était parfait.
Nos parents l’avaient chiné chez un brocanteur, en bon état mais un peu rouillé – le lit, bien sûr, le brocanteur, lui, je ne l’avais pas vu.
Nous l’avions repeint un été, barreaux en blanc et boules en vert amande et rose pour rappeler le papier peint tout nouvellement posé dans ma chambre.
Je crois bien d’ailleurs que c’est cet été-là que dans la foulée nous avons rénové la grille blanche, devant la maison, également de fer forgé mais des barreaux bien plus épais, grille qui supportait la glycine.

Je me rappelle les différents types de pinceaux que nous utilisions, la peinture longuement brassée à l’aide d’un bâton puis versée du gros pot dans des verres de cuisine plus adaptés à la taille de nos mains, sa texture souple, le mouvement de balayage rapide du pinceau de droite et de gauche sur chaque barreau, les fines stries produites qui se combleraient quand la peinture sècherait – mais gare aux gouttes – et puis l’odeur, doucereuse, de la peinture, et celle, agressive, de la térébenthine.

Toutes jeunes filles puis adolescentes, à deux nous nous trouvions très bien dans mon lit.
Nous papotions, nous confiions nos blagues et nos secrets, et nous rigolions, nous rigolions tellement.
L’hiver venu nous nous tenions chaud.
Le chauffage central peinait à faire monter l’eau jusque dans les radiateurs du grenier, que Maman vidangeait régulièrement pour que cela fonctionne mieux – je me souviens que l’antigel sentait mauvais.

Nous nous sentions à l’abri.
À l’abri du tonnerre ou des éclats de voix.
Toutes deux réunies dans ma chambre illuminée par les éclairs, dos à dos appuyées, on eût pu dire emboîtées par l’habitude, fesses et plantes des pieds bien calées les unes contre les autres dans une position confortable, tendresse et confiance partagées, nous riions convulsivement avec une délicieuse frayeur anticipée en attendant-redoutant chacun des coups de tonnerre qui suivraient, poussant parfois un cri de surprise quand à ce point ils cognaient.
La tête enfouie dans l’oreiller pour étouffer nos fous rires et y sécher nos larmes.
Des larmes de rire.
Toujours, toujours nous trouvions le moyen de rigoler, même le cœur serré sans jamais savoir pourquoi. Nous n’en parlions pas.
Peut-être croyions-nous – pensée magique ? – que ce que l’on ne mentionne pas n’existe pas ?

Il a fallu que nous soyons adultes pour oser discuter de cela entre nous, comparer nos souvenirs, nos ressentis, nos émotions, chercher une meilleure compréhension des faits et arrêter ce que nous déciderions de reproduire, ou pas, dans nos vies respectives.
Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.

À l’arrivée de notre plus jeune sœur – une quatrième fille ! – Guillemette et moi avions émigré tout là-haut.
Au premier étage se trouvaient, d’un côté du palier, la belle chambre de nos parents, tendue de toile de Jouy jaune pâle et bleue, avec ses deux fenêtres et sa cheminée qui fonctionnait, et, dans le prolongement, leur salle de bains.
De l’autre côté, une grande chambre en commandait une deuxième, plus petite, avec un cabinet de toilette attenant.
Pour les parents c’était plus pratique d’avoir près d’eux au même étage Sylvine et le bébé Raphaëlle.
J’avais donc laissé la chambre que toutes les années précédentes j’avais occupée, celle au papier fané fleuri de roses bleutées dont certaines esquissaient des sourires étranges.
Je ne connaissais pas encore le mot « paréidolie » que je ne découvrirais qu’un demi-siècle plus tard ou tant s’en faut, par un de ces étranges hasards de la vie que l’on appelle aussi synchronicités.

Les deux pièces du grenier avaient donc été aménagées pour nous, les aînées.
Maman, qui décidait de nos styles respectifs et nous habillait de même, avait choisi les papiers peints et l’ameublement.

Moi qui, selon elle, étais romantique, j’aimais bien celui de ma chambre, à grosses fleurs roses, grises et vert pâle.
Un lustre blanc éclairait la pièce.
Avec ses boules roses et vertes, il était parfaitement assorti au lit de fer forgé sur lequel s’étalait un couvre-lit en dentelle.
Se calait dans un angle une jolie commode en acajou avec son dessus de marbre, son miroir et son nécessaire de toilette en faïence à motifs vert pâle, que j’avais déjà dans ma précédente chambre ; je rangeais mes habits dans les tiroirs.
Sur la gauche en entrant, servant aussi de table de chevet portant une ravissante lampe au pied de cuivre et à l’abat-jour rose couvert d’une pièce de dentelle, le petit bureau en fruitier qui était déjà celui de Maman dans sa jeunesse – aujourd’hui il est toujours chez nous : en ce moment-même, c’est assise à ce petit bureau que j’écris, mais oui, mais oui.
La lampe, je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
À côté de la commode, un meuble bibus où je plaçais mes livres.
Lui aussi je l’ai emmené avec moi et conservé pendant des années.
Sur le plancher de bois où l’on attrapait des échardes si l’on n’y prenait pas garde, un tapis classique déclinait des tons rose et gris un peu passés.

La chambre de Guillemette, elle, était résolument moderne, à la pointe de ce qui se faisait au début des années soixante-dix !
Là, on sentait que notre mère s’était lâchée.
À peine entré, les motifs du papier peint vous sautaient au visage : d’énormes fleurs bleu-marine, bleu outremer, fuchsia et vert pomme dardaient sur vous leurs pistils démesurés.
Pour être moderne, c’était moderne !
Un peu plus grande que la mienne, la pièce était meublée comme un petit studio : une table ronde avec ses deux tabourets en plastique blanc, le troisième servant de table de chevet, le tout de cette forme tamtam si courue à l’époque, une étagère d’angle, et – comble de l’originalité – un gros fauteuil gonflable en plastique transparent dans lequel Guillemette osait à peine s’asseoir de peur de le crever.
Pour ranger ses habits, une malle, une grosse malle vintage qui l’a suivie toute sa vie.
Pas de lustre dans cette chambre mais des lampes champignons posées à terre, à côté d’un grand tapis bleu à poils longs, avec des ronds de différentes tailles et couleurs reprenant celles du papier peint.
Je crois que l’on peut dire que c’était une chambre psychédélique, plutôt inattendue pour ma soeur qui n’avait qu’une dizaine d’années.

Si Guillemette aimait venir dans la mienne, moi je n’ai jamais dormi dans la sienne.
Et pour cause : son lit à elle n’était pas large comme le mien et nous aurions été bien trop serrées.

Les deux pièces étaient situées sous le toit d’ardoises.
Deux petits vasistas se faisaient face dans les pentes mansardées, les baignant de lumière.
Quand il pleuvait, contre leurs vitres la pluie tambourinait.
Nous l’adorions, cette chansonnette des gouttes rythmées par la force et le sens du vent.
Les carreaux formaient comme la peau d’un tambour, nos chambres se transformaient en une véritable caisse de résonance pour cette mélodie.
Au creux du même lit, au bonheur d’échanger nos impressions, nous ne l’en appréciions que mieux.

*

Alors, cette nuit de printemps, il y a quelques années, le petit bruit joyeux des gouttes de pluie pressées rebondissant sur ma fenêtre tout de suite m’a fait penser à elle.
À ce moment précis, et c’était bien plus qu’un souvenir, au creux de mon oreille j’ai perçu sa voix d’enfant ravie me chuchotant :
— T’entends ?

Et moi, émoi, depuis, dans des circonstances différentes, je continue à l’entendre.
C’est comme un charme qui m’enchante, de plaisants acouphènes qui viennent adoucir ma peine, si souvent maintenant que ce n’est même plus un étonnement, jamais un désagrément : je perçois son rire en écho de mes pensées.

📷 Pixabay

Laisser un commentaire