S’abstenir… mais quel effort !!
Je suis à la bourre. J’ai réussi à sortir de mon bureau où tous mes dossiers me retenaient de leurs petits doigts crochus. Je cavale pour attraper mon train. C’te vie que je mène, tout de même. Vite, vite, le métro arrive à Europe, vite, vite, je monte les marches quatre à quatre. À mon âge, rendez-vous compte.
Je m’abstiens d’y penser.
Contrôle des billets.
Je m’abstiens de jurer… mais… crotte, quoi !
La force RATPesque se déploie en haut des escaliers, bloquant la foule des usagers. J’en suis réduite à piétiner.
Je m’abstiens de rouspéter.
Je fulmine en moi-même, in petto et dans mon for intérieur. Franchement, est-ce que j’ai une tête de resquilleuse ? Mais si je trouve que le délit de sale gueule est une honte, il faut alors que je sois logique et que je patiente comme les autres.
Je m’abstiens de lever les yeux au ciel.
Je m’abstiens de tout mouvement d’humeur et produis mon titre de transport, comme me le demande, selon l’expression consacrée, la préposée à ladite vérification. L’air suspicieux, elle commence par loucher sur mes deux cartes. Je ne sais jamais laquelle présenter, je suis tellement à l’ouest par rapport à ces détails administratifs qui ne m’intéressent nullement qu’il me faut faire un effort de réflexion intense pour distinguer mon pass Navigo, qui me donne accès, ô joie, à tout le réseau parisien plus six zones, de mon pass Optiforfait qui, lui, me reconduit dans ma bonne ville de proche-province.
Je m’abstiens de soupirer.
Je prends mon ton le plus aimable – je sais faire malgré la pression – pour implorer :
— Vite, vite, je vous en prie, que je ne rate pas mon train.
— Vous prenez votre train à la gare Saint-Lazare ?
— Mais oui.
Je pourrais ajouter : « T’en connais d’autres, de gares, andouille, dans les parages immédiats de la station Europe ? » Mais je m’abstiens, je m’abstiens, cela ne ferait guère avancer les choses… or le temps presse !
Elle rajoute une couche (elle en tient déjà une sacrée) :
— Ben alors pourquoi vous descendez pas à la station Saint-Lazare si vous prenez votre train à la gare Saint-Lazare ?
Okkkkkay, je vois à qui j’ai affaire.
Je m’abstiens de le lui dire. Je m’abstiens de lever les yeux au ciel. Je m’abstiens de préciser que tant que nous vivrons dans un pays où j’aurai la possibilité de descendre à Europe pour me rendre gare Saint-Lazare en empruntant le souterrain qui permet d’accéder bien plus vite aux quais*, je ne m’en abstiendrai pas.
Je m’abstiens donc de m’énerver et, au prix d’un effort notable, je roucoule d’une voix mélodi-eu-euseuh :
— Parce que c’est bbbeaucoup plus rapide de descendre à Europe.
— Bon, bon, pour c’que j’en sais, moi, après tout, bougonne-t-elle, l’air de n’y piger quepouik.
Je m’abstiens de rétorquer : « Alors pourquoi me poser la question ? »
Je ne dis rien. Je souris parce que j’ai en moi des réserves de patience infinie et que j’ai toujours préféré sourire que tirer une gueule de six pieds de long et qu’au fond je suis tout bonnement une personne gentille et pas agressive. Je récupère les deux cartes dont la Navigo qui a passé haut-la-main le test du scan. Une chance pour moi, je suis tombée sur une nana duocanalaire qui sait parler et agir en même temps. J’en connais qui n’y arrivent pas.
Je m’abstiens toutefois de l’en féliciter.
Et je trotte, je trotte pour attraper mon train tout en m’abstenant de forcer. Arriver tout écumante, merci bien, je m’abstiens, je m’abstiens.
—
* C’est avéré, cinq minutes gagnées ! L’entrée du souterrain se trouve rue de Rome, il distribue tous les quais en leur moitié. Descendre à Europe raccourcit le trajet en métro, rejoindre l’entrée du souterrain à pied est rapide. Dans cette course au train où chaque minute compte, c’est précieux, et je ne m’abstiendrai pas de le souligner.
Mai 2017