Gourmandises extatiques
Un soir d’une de ces précédentes années, nous étions allés tester les tajines d’un resto qui venait d’ouvrir dans notre bonne petite ville de proche-province. J’en avais par anticipation les papilles tout émoustillées. Bon, force me fut de reconnaître que ça n’était pas mauvais, mais franchement, franchement, pas de quoi en faire… tout un plat.
Je crois que nulle part je ne retrouverai la saveur exquise et caramélisée de ceux que Papa nous fit découvrir à Paris chez Charly de Bab El Oued, boulevard Gouvion Saint-Cyr.
Je ne sais même pas si ce restaurant existe toujours. Si c’est le cas, la qualité de ses mets est-elle restée comparable à celle qui nous avait séduites dans ces années-là, milieu des seventies ?
Quoi qu’il en soit, je n’y retournerai pas. Il est certains souvenirs que je préfère conserver intacts. On dit souvent que la mémoire magnifie tout. Et alors ? Pour moi c’est très loin d’être systématique, alors je laisse la part belle à ceux qui évoquent les moments heureux. Ils sont tellement nombreux, sûrement pèsent-ils bien plus dans la balance que tous ceux qui m’attristent. Et cela fait la tare, puisque, tout bien considéré et évalué, la sensibilité aux émotions s’avère ne pas en être une. Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Ah ça, ses filles savaient apprécier les bonnes choses, notre père aimait à le constater. Nous n’étions pas du genre à chipoter, tout au bonheur d’ainsi lui prouver qu’il avait raison d’aussi bien nous traiter.
Après un couscous plus que royal, impérial, aux accompagnements multiples et délicieux – j’ai toujours adoré le mélange sucré-salé et les préparations épicées – nous avions fait honneur au dessert, des pâtisseries orientales servies sur un grand plateau de cuivre que le serveur, ayant dûment enregistré le clin d’œil de Papa, laissa à notre disposition. À notre « discrétion », dit-on dans ces circonstances. Je ne suis pas sûre et certaine que nous montrâmes si discrètes que cela. C’était tellement bon, tellement varié. À chaque bouchée, il fallait impérativement revenir à la précédente pour comparer ces goûts si nouveaux pour nous.
Les serveurs s’en amusaient. Tous trouvèrent un prétexte ou un autre pour s’approcher de notre table et admirer le solide appétit et l’enthousiasme extasié des petites jeunes filles que nous étions ; ils en paraissaient enchantés. Je pense naïvement que cela contribua à la réussite de ce dîner.
Très profondément était inscrite en nous l’importance et la nécessité, pour ne pas dire obligation ou même exigence, d’apprécier ce qui nous entourait, d’en remercier ceux à qui nous le devions, et puis de faire plaisir… Oui, elle était là, cette injonction – et pourquoi utiliser l’imparfait quand elle reste si présente : toujours agir de façon que notre attitude fasse plaisir à nos proches, a fortiori à nos parents. Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.
Quant à nous, la découverte de ces délices inconnues nous transportèrent et nous ravirent. Je me rappelle ce dîner comme si j’en sortais. Et puis souvent, par la suite, avec ma sœur nous devions en reparler, émerveillées… mais un peu dépitées toutefois de n’avoir jamais retrouvé la pareille. Peut-être cela tient-il à ce charme ineffable des toutes premières fois, qui jamais ne se reproduisent à l’identique ?
Comment la réalité actuelle tiendrait-elle la comparaison avec de tels souvenirs ? … Les cornes de gazelles me paraissent fades aujourd’hui.
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