Quand roulent mes pensées

Quand roulent mes pensées

Pendant nos nombreux voyages en voiture, Froggy-Sylvine, que personne dans la famille n’aurait eu l’idée d’appeler la grenouille tellement elle était jolie – le surnom affectueux ne viendrait que bien plus tard et dans d’autres circonstances – notre petite sœur que longtemps nous avions tout simplement nommée « le bébé », Sylvine, donc, alors qu’elle n’avait encore que trois ou quatre ans, lorsqu’elle comprenait à nos exclamations qu’il y avait un truc intéressant à voir par la fenêtre, s’écriait en tournant la tête de tous côtés : « Où ? où ? » souvent juste après que nous soyons passés devant.
Du coup, en la fixant avec des yeux exagérément arrondis, nous répétions : « Hou-hou ! Hou-hou ! »
Elle était vexée comme un pou, nous rigolions de plus belle.

~•~

Ça n’est pas toujours très marrant, paraît-il, d’avoir des grandes sœurs, aussi étais-je assez contente d’être l’aînée même si, je le savais déjà, quand on n’a pas ce qu’on aime, on aime ce qu’on a et donc ce qu’on est, on prend ce qui nous est donné et puis l’on dit merci.
Les remises en question de ces dires acquis ne viendraient que longtemps, bien plus longtemps après.

Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.

Et moi, émoi, ce que j’aurais voulu, c’est avoir des grands-frères. Comme Maman, qui en avait trois.
— Oh mais franchement, de quoi te plains-tu encore ? Mes petits frères (trois également – mais ma mère était aussi dotée de cinq soeurs plus jeunes qu’elle !), oui, mes petits frères à moi sont comme tes grands-frères à toi, non ? Que te faut-il de plus ou de moins ?

… C’est ça, les grandes familles, ça crée des décalages de générations. Et c’est ainsi que l’on apprend à compter, et pas que pour du beurre.
Mais pour calculer ensuite, c’est coton.
De m’y exercer j’ai pourtant eu tout le loisir.

~•~

À la naissance de Raphaëlle, ma plus jeune sœur, j’avais douze ans et demi, Guillemette en avait dix, Sylv’ six, et c’est assise sur mes genoux que la petite dernière circulait en voiture lorsque tous ensemble nous nous déplacions.
J’étais la plus grande, je m’occupais des plus petites, cela tombait sous le sens, responsabilité et prérogative mêlées.
Et ma toute petite sœur toute ronde, le plus doux des fardeaux, comme j’aimais la tenir dans mes bras, veiller sur son sommeil, la faire sourire aux anges et puis la calmer si d’aventure elle se mettait à pleurer – car, très important, cette enfant-là ne devait pas s’énerver.

Se chatouiller à s’arracher des hurlements dans de joyeux chahuts qui nous enchevêtraient en nous menant à des paroxysmes de rigolade surexcitée, nous ne nous en étions pas privées avec Sylv’, le plus malléable des bébés.
Mais faire mourir de rire notre plus jeune sœur, qui avait failli ne pas survivre à sa naissance, ce n’était tout bonnement pas envisageable.

Les souvenirs de son arrivée compliquée, de ses premières semaines en couveuse, allaient pour toujours rester gravés dans la mémoire familiale, bien que jamais n’apparussent les conséquences tant redoutées.
— Je ne l’aurais pas supporté, décrétait Maman sans se soucier de qui pouvait l’écouter.
Et moi, émoi, qui dûment enregistrais ses affirmations répétées, je m’inquiétais, oh oui, terriblement je m’inquiétais de ce qu’elle aurait alors pu inventer…

Par chance – cette chance qui n’est jamais que la réunion propice d’un concours de circonstances favorables – Raphaëlle s’en était très bien sortie. Il était toutefois tacitement entendu que nous devions redoubler d’attention et de prévention vis-à-vis de cette enfant.

Le jour où Guillemette et moi l’avons laissée tomber du canapé, tête la première – oh, le bruit mou de son crâne de bébé sur le carrelage blanc et noir –, toutes ces années après je me rappelle encore notre consternation terhorrorifiée. Ce fut très vite vu entre nous deux : à personne et quoi qu’il arrive, jamais au grand jamais il ne nous faudrait en parler.
Je pense qu’aujourd’hui il y a prescription.

Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.

En dépit de ces traitements – ou peut-être grâce à eux – et n’en déplaise aux regards scrutateurs des quelques Cassandre de notre entourage, la précieuse enfant était exactement comme nous, pas du genre petite chose fragile.

Le croirez-vous, pour certains voyages plus longs, nous l’installions même dans le coffre !

D’une longue série de R16, Papa était passé à une Ford Granada break bleu métallisé, au format plus adapté à notre nouvelle configuration familiale. Depuis la banquette arrière, j’étais chargée de surveiller le bébé et de m’assurer qu’aucun des bagages astucieusement empilés ne vînt à lui tomber dessus dans les tournants.

Pas de siège auto pour bébé, pas de ceinture de sécurité…
C’était une tout autre époque.

~•~

Je me souviens de précédents voyages où nous n’étions que deux à l’arrière d’une plus petite voiture.
J’adorais me placer au milieu, à l’avant de la banquette, presque entre mes parents, et poser ma joue contre le haut du bras de ma brune Maman pour l’écouter chanter Ella.

Elle glissait à Papa des sourires entendus et lui coulait de longs regards d’amoureuse qui faisaient battre mon cœur.
Papa, formidablement jeune, éclatait de rire pour un rien, « pour le plaisir, m’avait-il dit, car rire est le propre de l’homme ! »
Et son rire était communicatif.

Je les observais si attentivement, mes parents…
Sagement assise au fond de la banquette, avec dans la mienne la main de Raphaëlle, toute blonde et potelée, qui souvent contre moi s’appuyait pour mieux s’endormir, je contemplais le ciel où je devinais des océans inconnus, des golfes et des lagunes, d’immenses territoires inexplorés, plaines et montagnes, des reliefs contrastés que j’arpentais en pensée. Silencieuse et tous les sens en éveil, les yeux perdus dans ces lieux imaginaires, j’écoutais mes parents et ne perdais pas un mot de ceux qu’ils échangeaient, parfois à voix basse.

Des années et des années après – c’est très récent, en fait, lors d’une exposition en Bourgogne où nous nous étions rendus pour un beau mariage familial – un terme nouveau est arrivé jusqu’à moi. J’aime ces découvertes fortuites, clin d’oeil de la destinée, qui viennent nommer une activité que j’ai toujours pratiquée. Ces visages, paysages ou éléments familiers que l’on croit reconnaître dans des formes aléatoires comme les nuages, ou partout ailleurs d’ailleurs, portent un nom précis : on les appelle paréidolies.

Paréidolie, c’est un mot si joli… qui s’envole en esprit comme les doux papillons de mes pensées ailées.

~ Juillet 2017

[Crédit photos : Laure Chevalier Sommervogel]

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