Par les aoûtats dévorée
Les jours d’été craquants de chaleur, Gramp’ à Pourgent installait sur la pelouse un arroseur oscillant et nous, ses petits-enfants, nous nous en donnions à cœur joie.
Cousins-cousines plus les amis de passage, très vite nous étions une dizaine, de quoi former d’improbables équipes en farandoles fanfaronnes pour nous faufiler sous le tunnel des gouttes. Nous multipliions figures de style et pirouettes et c’était à qui ferait la plus belle roue sans être touché par les jets d’eau. Glapissements de délire dès que l’un de nous se trouvait arrosé, hurlements des téméraires qui se risquaient à sauter à travers le rideau d’eau glacée.
Nous étions des héros, nous nous lancions des défis, nous nous précipitions, dérapions sur l’herbe mouillée et finissions trempés, les genoux, les coudes et les fonds de culotte tout verts. Nos mères tempêtaient en augurant que ça ne partirait jamais au lavage, mais elles avaient passé tout l’après-midi à papoter sous le gros pommier en nous regardant nous amuser et n’avaient pas été les dernières à admirer nos prouesses.
Ce très gros pommier poussait tout au bout de la pelouse, étendant de longues branches qui venaient ombrager le coin où se tenaient souvent les grandes personnes pour prendre l’apéritif ou le café, installées sur un mobilier de jardin blanc constitué d’éléments chics et disparates – aujourd’hui on dirait vintage – de bois ou de fer forgé. Et moi, émoi, je n’aimais rien tant que grimper dans cet arbre touffu et passer des heures à écouter ce que racontaient les uns et les autres, essayant de suivre leurs conversations ponctuées d’éclats de rire. Je grappillais toujours des bribes d’informations étonnantes ou instructives, incompréhensibles parfois. De quoi réfléchir à mes heures perdues… Il arrivait que Gramp’ jette un coup d’oeil en l’air pour annoncer à la ronde de la famille et des amis qui prenaient alors un air entendu :
— Ahah ! Les oies sont perchées, il va faire beau !
Pendant que nous jouions avec l’arroseur, Gramp’, lui, s’était activé à son jardinage ; l’air très absorbé par ses allées et venues, il n’avait pas manqué une seule de nos acrobaties. Enfin il coupait l’eau au robinet dont le tuyau plongeait dans les profondeurs humides de la cave, puis rangeait tout son attirail en râlant pour la forme que nous lui avions bousillé sa pelouse.
Pour être arrosée, elle l’avait été !!
Et moi, ces lendemains-là, j’étais dévorée par les aoûtats malgré le traitement quotidien que Gramp’ appliquait de bon matin à la théorie de ses petits-enfants bien alignée par ordre de taille sur le muret de la terrasse.
— Allez hop, tous les mains en l’air !
Nous obtempérions avec un empressement non dissimulé. Mes cousins, mes cousines et mes sœurs se tordaient de rire. Moi, je me concentrais sur les sensations à venir. Gramp’ déposait un fluff de mousse Pick-Out sur les endroits stratégiques, à nous ensuite de répartir le produit répulsif qui piquait les lèvres si nous portions nos doigts à la bouche – mais il haussait alors les sourcils et ripostait en toute logique :
— Eh bien, ne le faites pas, espèces d’andouilles. Faut ce qu’il faut pour ces saletés de bestioles !
Je garde très vivace le souvenir de ce contact froid sur ma nuque s’arrondissant en collier tout autour de ma gorge, au doux de mes enfantines aisselles, le long de ma colonne vertébrale, et hop un petit coup dans le nombril, n’oublions pas les plis de l’aine dont raffolent ces parasites ni cet endroit si tendre, à l’arrière du genou, qu’on nomme creux poplité et qui équivaut à la saignée du…
— Mais tends donc tes bras, gougourde ! Comment veux-tu que j’y arrive !
… à la saignée du coude, et encore un bracelet autour de chaque poignet, et puis le même au niveau des chevilles. Et déjà c’était terminé.
J’adorais mais j’adooorais ce rituel de début de journée. Frissons anticipés, maîtrisés, précieusement mémorisés.
L’efficacité du produit restait à démontrer. J’étais piquée, dévorée, ravagée par les aoûtats. Chaque année. Bien plus que mes sœurs plus jeunes dont l’épiderme était sûrement plus tendre.
Maman s’en étonnait : « C’est curieux quand même qu’ainsi ils se jettent sur toi » et elle reprenait à sa façon le refrain d’une chanson d’Antoine qu’on entendait beaucoup ces années-là : « On t’appelle cannelle, parce que ta peau est sucrée… Et si vous voulez savoir comment je le sais, c’est parce que je l’ai goûtée. »
Et la chambre-lingerie de la rue Pierre Cherest à Neuilly, chez Nannie et Grand-Papa, mes grands-parents maternels, cette toute petite chambre où une fois je dormis, la fenêtre fort malencontreusement entrebâillée sur un puits d’aération envahi de moustiques ! … J’en avais bien pâti.
Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Appât à moustiques je suis ; c’est pratique pour mon entourage immédiat. Celui qui partage mon lit jamais ne sera piqué. Les aoûtats et les moustiques, eux aussi apparemment, me trouvent à leur goût !
NB : on notera taoûtefois que le redaoûtable aoûtat au nom restrictif sévit paoûrtant partaoût taoût l’été…

📷 Pixabay
C’est si bon de vivre l’été avant l’heure, de le revivre et de le faire venir ! Dans notre verte Normandie, les aoûtas sévissent encore tout l’été et il est souvent difficile de s’en débarrasser ! Mais quand ces petites bêtes sont associées aux jeux du jardin, on leur pardonne leurs offenses sur nos peaux trop tendres.
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Mes parents disaient que c’est une question d’ancienneté de la pelouse …
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