Soignez vos arrière-plans !
Je l’avais bien cadrée, ma photo, en tenant compte des différents éléments du paysage, du premier plan, des suivants et puis du fond.
Pas de traviole, surtout pas de traviole… j’ai absolument horreur des photos de traviole. De celles sur lesquelles on voit tout le monde tirer la langue tout autant : ça ne donne pas l’air précisément intelligent – enfin, tant que le vent ne tourne pas, c’est leur affaire. Les photos de couchers de soleil admirables, de cieux magiquement ennuagés ou de paysages inoubliables me paraissent infiniment plus intéressantes que les footies, surtout quand les pieds en question ne sont pas impeccables. Et pendant que j’y suis à dégoiser sur les photos des autres : les portraits avec lunettes de soleil donnent un genre, certes, mais font disparaître l’intensité du regard pourtant essentielle à la réussite d’une photo. Dans le même ordre d’idées, je déteste les photos sur lesquelles on voit les bébés avec leur tétine qui cache complètement leur expression.
Mais ceci est un autre sujet. Laissons ce petit pot couvert. Je donne juste mon avis, un point c’est tout. My two cents, as they say.
Je n’ai jamais appris à photographier. Je fais tout un peu au pif, à l’intuition. Comme pas mal d’autres choses, d’ailleurs. Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Je me souviens de l’époque des photos argentiques. Papa, attentif aux moindres détails, tonnait : « Les arrière-plans ! Soignez vos arrière-plans ! Ça n’est pas compliqué, tout de même ! » Et moi, émoi, je trouvais qu’il avait parfaitement raison.
Dans notre album familial, certaines photos étaient gâchées par une impardonnable inattention du ou de la photographe. Je pense à une photo me montrant à quelques mois, allongée sur le ventre et sur le lit de mes parents, prenant appui sur mes petits bras dodus pour me redresser en dirigeant vers l’objectif un regard particulièrement vif et éveillé – notez bien que je ne ne dis pas ça pour me vanter, c’est un fait, un point c’est tout. Pose excessivement originale, j’en conviens.
Derrière moi et mon regard particulièrement vif et éveillé – je l’ai mentionné, je crois – se trouve le Roi de Rome. Le Roi de Rome est un berceau Empire en bois incrusté de bronze, nacelle en osier doré. Il vient de chez mes grands-parents et c’est Maman qui l’a récupéré. Après la floppée de mes oncles et tantes, toutes les quatre nous y avons dormi, mes sœurs et moi. Mais non, pas toutes ensemble, voyons, je ne vous raconte pas ici l’histoire du Petit Poucet ! Ce berceau, je l’ai toujours entendu appeler ainsi avant de découvrir l’origine de ce nom peu commun, de comprendre aussi que ma famille a toujours eu un peu tendance à se pousser du col (de cygne). Il n’égale en rien la stupéfiante magnificence du vrai berceau offert à l’impératrice Marie-Louise en l’honneur de la naissance de l’héritier du trône, le petit Roi de Rome, berceau à la fabrication duquel ont contribué les plus grands artistes de l’époque dont… dont Pierre-Philippe Thomire (relire ou découvrir à ce propos un texte qui ne parle – presque ! – que de lui : Juvéniles émois).
Bref, Papa trouvait ce berceau splendide et il l’était assurément. Mais sur la photo dont je vous parle, le petit lit est ouvert, le drap du dessus venant malencontreusement recouvrir un des montants ouvragés supportant la nacelle. À chaque fois qu’il contemplait cette photo, Papa soupirait : « L’arrière-plan gâche tout. Ce drap, c’est d’un négligé… Ça n’est pas compliqué, tout de même, de soigner les arrière-plans ! » Maman levait les yeux au ciel et moi, émoi, eh bien moi, j’étais vexée comme un pou. C’était moi le beau bébé au regard vif et éveillé – ah, je l’ai mentionné ? – oui, c’était moi qui figurais sur la photo, photo réussie en soi, n’eût été cette histoire de drap de coton. Je n’y étais pas pour grand-chose et même pour rien du tout, pourtant il me semblait devoir supporter une partie de l’opprobre paternelle exprimée.
Tout cela pour dire – je digresse, je digresse mais ne perds pas le fil de ce petit bout d’écrit – que je prends toujours grand soin de soigner les arrière-plans de mes photos.
Ainsi, lors de cette balade ensoleillée dans une fort belle région de France qui en compte tant, les jolies vues à immortaliser ne manquaient pas. Je ne m’en privais pas – ralentissant peut-être, il est vrai, l’avancement du petit groupe qui me précédait en papotant plaisamment. Les conversations, j’y prends peu souvent part : je suis sourdingue, alors si c’est pour faire répéter en provoquant soupirs et soulèvements de sourcils agacés, ça n’en vaut ni l’effort ni la peine. Puisque c’est de peine qu’il s’agit.
J’étais donc fort fière de la photo que je venais de prendre. Je rattrape les autres et, prenant le risque inconsidéré d’interrompre leur discussion, je tends mon appareil à celle dont j’espérais un retour enthousiaste. Coup d’œil relativement peu intéressé. Ce n’était pas le bon moment, à l’évidence je la coupais dans son échange et la dérangeais. Son commentaire indifférent tombe – à plat : « Ah oui, joli. Il prend de bonnes photos, ton téléphone. »
Déçue, blessée, je ravale mon ressentiment et j’écrase. Un mot de trop de ma part déclencherait ce regard glacial qui si souvent me pétrifie. Et si je m’aventurais à exprimer l’émotion qui m’agite (sans exagération aucune, la moindre déception est pour moi une petite mort – excessive, moi ? allons… c’est ainsi, Madame Toomuch vous salue bien), je connais la sentence. Levée de bouclier immédiate et riposte systématique : « Quoi qu’on fasse, ça n’est jjjjjamais ça », assorti de l’habituelle conclusion assénée sur un ton peu amène : « On ne peut vraiment rrrrrien te dire ». C’est ainsi, souvent, dans une famille : déjà cataloguée avant que d’ouvrir la bouche. Et puis c’est plus facile de charger la mule que de se remettre en question, je l’ai maintes fois remarqué. D’autant plus quand la mule, c’est moi. Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Pourquoi cette réflexion m’a-t-elle attristée ? C’est que, les photos, eh bien les photos, c’est moi qui les prends plutôt que mon appareil, il me semble, non ?!?
Est-ce vraiment et décidément effrayant d’être aussi attachée et sensible à la for-mu-la-tion des choses ? Peut-être, mais c’est ainsi. Un point c’est tout. Non mais.
Et pourtant, pourtant, je vous l’assure, j’avais veillé à le soigner, mon arrière-plan ! Papa l’aurait remarqué, lui. Il l’aurait souligné, lui. Il en aurait été content, lui. Et moi d’autant plus, à qui le moindre compliment donne des ailes…
📷 Laure Chevalier Sommervogel
J’adore!!!
Je suis redondante non? À moins que ce ne soit mon commentaire…
☺️
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Mais non ! Ou alors il serait redondant de me faire plaisir, ce qui est très loin d’être le cas ! ☀️
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