Improbables enchaînements
Vous est-il arrivé, à vous aussi, de retrouver dans d’inexplicables circonstances un objet que vous aviez perdu ?
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Un matin, sur le chemin de mon lycée de jeunes filles de bonnes familles – pas cuicui, l’autre – je vois briller par terre entre les cailloux de l’allée ce qui me paraît être un collier doré couvert de terre. Je le ramasse, le glisse dans ma poche et je file en cours.
À la récréation du matin, je me précipite aux toilettes pour passer ma trouvaille sous l’eau du robinet. Il s’avère que c’est une petite chaîne ornée de perles rouge-orangé, dont les maillons alternent boucles et barrettes. Un travail un peu trop sophistiqué pour un article de pacotille sorti d’une pochette surprise… peut-être est-ce un vrai bijou ?
Le soir, je la montre à Maman qui l’examine attentivement avant d’affirmer qu’il s’agit bien d’une chaîne en or et que les perles sont de corail. « Un bien joli collier pour petite jeune fille, qui sort certainement de chez un bon joaillier », ajoute-t-elle. Une discussion s’ensuit dont il ressort que je l’ai trouvé suffisamment loin de mon établissement scolaire pour ne pas sentir peser sur moi l’encombrante obligation morale d’aller le déposer à l’accueil. Sincèrement désolée en pensée pour celle qui l’a perdu, je me l’approprie toutefois avec bonheur et me le passe autour du cou. La chaîne se place en un arrondi souple parfaitement circonscrit par le V que dessine celle de mon baptême prolongée de ma médaille.
Je ne l’en retire plus.
Elle est toute fine et féminine, ravissante et élégante. Et puis le corail, j’adore. Il luit d’un éclat doux et chaud qui, me semble-t-il, met en valeur mon jeune décolleté. Je n’ai pas l’âge encore de porter de vraies perles, c’est une question… eh bien… de culture. Pas de perles avant dix-huit ans. On verra ça dans deux ans. Peut-être.
En réalité j’allais attendre beaucoup, beaucoup plus longtemps. Mais les perles, c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
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Arrive un jour où je m’aperçois, navrée, que ma chaîne a disparu : à mon tour je l’ai perdue. Je la cherche partout sans réussir à remettre la main dessus. J’en conçois une déception très vive et le regret lancinant de ne savoir où elle a pu tomber. Je pleure, beaucoup, puis me convainc que tel était son destin, en espérant qu’une autre peut-être la trouvera, la portera… et ainsi de suite.
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Huit années passent.
Et puis me voilà qui viens faire un petit coucou à mes parents. Comme souvent. Une avenue nous sépare à cette époque, celle des Ternes. J’allais connaître des éloignements plus concrets, et certains plus marqués, autres que géographiques.
Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Je monte dans l’ascenseur de cet immeuble haussmannien. C’est un vieil ascenseur bringuebalant que je connais par coeur, au craquement près ; des années de pratique me l’ont rendu tellement familier. Je sais qu’il prend son temps. J’aurais, pour gagner quelques minutes, pu emprunter l’escalier. Avec mes sœurs nous nous y amusions, grimaces et quolibets échangés entre celle qui s’était engouffrée dans l’ascenseur, s’empressant d’en refermer la porte au nez de l’autre, et celle qui, gravissant les marches quatre à quatre, passait de justesse à chaque palier devant l’ascenseur qui dignement progressait en une élévation – j’allais dire spirituelle – dans les hauteurs de l’immeuble, pour parvenir, narquoise, à l’étage de nos parents, à bout de souffle mais avec un poilichou d’avance.
Ce jour-là dans l’escalier je ne me suis pas risquée car… jusqu’au cou… jusqu’aux yeux… jusqu’au front… je suis enceinte, et je le porte bien.
En attendant de tranquillement arriver au cinquième étage, j’examine machinalement le tapis de paillasson qui recouvre le plancher en bois. Et soudain, je ne sais quelle irrépressible impulsion me pousse à me baisser, laborieusement eu égard à mon volume du moment, pour relever un des angles de ce paillasson.
À mon intense stupéfaction, lové dans la poussière terreuse de ce recoin où jamais l’aspirateur n’est passé, je découvre mon collier, même pas abîmé.
La lumière se fait alors dans ce qui me sert d’esprit.
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Un soir, il y a très longtemps, à l’époque où j’habitais encore chez mes parents, alors que nous rentrions d’un réveillon familial bien arrosé j’étais montée avec mon père dans l’ascenseur et, pour une raison que je n’ai pas gardée en mémoire – mais il y en avait une, la chose ne prêtait pas à discussion, même si je ne la comprenais que rarement – il m’avait fichu une rouste comme il lui arrivait de m’en filer quand il était contrarié. L’ascenseur en avait été tout ébranlé. Je m’étais à peine défendue et sûrement mon collier à cette occasion s’était détaché. Détaché, comme l’air que j’affectais en ces récurrentes occurrences.
Ne pas pleurer, surtout ne pas pleurer, ça l’énervait. Le regard droit et stoïque conserver. À la première larme versée, il vociférait de plus belle. Ne pas moufter, surtout ne pas moufter, sinon les hurlements redoublaient. C’était ainsi, je le savais. Je ne supportais pas les colères de mon père. Il allait falloir que s’écoulent encore près de trente années pour que je comprenne ce qu’il en était. Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.
Revenons à celle de mon collier.
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Inouï, tout de même, que cette si jolie chaîne sur une beigne perdue m’ait toutes ces années patiemment attendue. Toujours je me suis demandé comment l’idée m’était venue de soulever le paillasson, pile à cet angle-là. Car enfin j’aurais pu de l’autre côté me pencher pour assouvir ma curiosité. Ou tout bonnement rester debout, les yeux fixés sur la plaque des boutons d’étages, en attendant d’au cinquième arriver.
Sans aucun doute est-ce du ressort de l’intuition. D’autres disent prémonition. Quelle que soit son appellation, je ne saurais l’expliquer… Mystérieux et improbables enchaînements.
Mai 2018
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Addendum en mai 2020
Quand j’ai diffusé ce texte sur ma page Facebook, certains se sont étonnés, alarmés, voire scandalisés que mon père ait pu lever la main sur moi, jeune adolescente.
Oui, c’est arrivé, pas tous les jours, mais c’est arrivé. Et moi, émoi, j’en étais très malheureuse parce que je pensais toujours que c’était de ma faute – il faut dire que j’en ai entendu de belles, notamment par ma Môman qui un jour m’a dit que j’étais un « véritable catalyseur à disputes »… !
Déjà, c’était une époque. Ensuite, je suis convaincue que mes parents m’aimaient, nous aimaient, mes sœurs et moi. Simplement, en ce qui me concerne, ils n’avaient pas la moindre idée de l’impact que leurs paroles pouvaient avoir sur moi ; or les paroles sont parfois beaucoup plus blessantes que les coups. Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Je n’ai pas été une enfant battue et ne me présente pas comme telle, très loin de là. J’avais tout bonnement une sensibilité différente, une caisse de résonance émotionnelle plus forte aussi. Comment mes parents auraient-ils pu s’en douter ? Je crois qu’à époque le « bien-être psychologique » de leurs filles n’était pas leur priorité, ils nous ont élevées à la va-comme-je-te-pousse, avec beaucoup d’amour, là n’est pas la question, mais sans justement s’en poser beaucoup, de questions. C’était ainsi. Et nous étions priées de filer droit.
Je me suis adaptée, je me suis conformée, pour complaire, pour convenir. Et puis j’ai eu cette chance, incomparable, essentielle, de rencontrer les bonnes personnes aux bons moments et d’avoir une belle vie malgré les difficultés rencontrées et surmontées. J’en connais d’autres qui n’ont pas eu cette chance, et c’est tellement dommage, tellement désolant. Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait…
Moi j’ai eu des garçons, trois, et j’ai essayé – de tout mon cœur et de toutes mes forces – de leur donner ce qui, moi, m’avait peut-être manqué de la part de mes parents. Un amour inconditionnel et beaucoup de tendresse, exprimée sans réserve. Chez nous, on ne tape pas. On ne hurle pas. On se calme (… moi la première !), et ensuite on s’explique. L’écoute et le respect nous semblent essentiels.
Nous sommes des parents d’une génération différente de celle des nôtres. Mais c’est une autre histoire, beaucoup d’histoires en fait.
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Nous voilà partis dans d’autres considérations que celles de cet incroyable enchaînement de circonstances qui m’a fait retrouver ce bijou que je croyais perdu… Chaque fois que je repense à cette histoire, je suis saisie de stupeur rétrospective !
Et vous, cela vous est-il arrivé ?
Photos ©LaureChevalierSommervogel
Merci pour ce très beau témoignage, poétique, magique et émouvant… Bien sûr qu il m est arrivé, à moi aussi, de retrouver, des années plus tard, un objet, un livre ou une lettre, que je croyais perdus ou sûrement égarés lors de mes nombreux déménagements. Et, à chaque fois, beaucoup d émotion lors de » ces retrouvailles » inattendues et inespérées…. me ramenant dans le temps… celui des souvenirs…
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Merci ! Souvenirs et émotions sont si intimement liés que perdre et retrouver un objet aimé ne peut laisser indifférent.
😊
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