La chute de saint Nicolas…
Du plus loin que je me rappelle, je suivais passionnément les propos qu’échangeaient les grandes personnes.
C’était une époque où l’on ne prêtait pas toujours attention à la sensibilité des jeunes et tendres oreilles très voire trop à l’écoute.
Pour ne parler que des oreilles, on pensait bien à les tirer ou menacer de les tailler en pointe – quelle horreur, qui ferait ça en vrai ? – mais rarement à les rassurer, encore moins à les consoler.
Ce souvenir remonte à ma lointaine enfance qui pourtant reste si proche à mon coeur.
Dîner chez mes grands-parents. Famille j’allais dire au grand complet mais avec douze enfants elle ne l’a jamais été vraiment qu’à d’autres occasions. Enfants en bout de table à multiples rallonges. Nous sommes nombreux ce soir pour cette réunion annuelle de la Saint-Nicolas.
Les adultes discutent entre eux de contes et de traditions et la conversation comporte beaucoup de sous-entendus. Or, les sous-entendus, moi je les sur-entends mais ne sais pas les décoder ou simplement ne pas m’en soucier. Sans mot dire et bien trop petite encore pour maudire qui que ce soit, je suis, tout ouïe…
— Enfin, tout de même, quand on y pense, cette histoire d’enfants coupés en morceaux et mis au saloir comme pourceaux est absolument horrible !
— Et encore… et encore… je vous laisse imaginer ce que le boucher leur avait très probablement fait avant de les couper en petits morceaux !
Repenser seulement à cette repartie, j’ai à nouveau sept ans, épouvantée, et ce tremblement glacé qui s’insinue le long de ma colonne vert-timbale, monte m’enserrer le cou, m’étreint et me mord, me tord les tripes et m’agite toute, je ne sais pas le maîtriser.
Ils ont dit d’imaginer, alors comment arrêter l’afflux immédiat de pensées indistinctes, faire en sorte qu’elles ne se précisent pas, et surtout, surtout, ne reviennent pas me tourmenter la nuit ? C’est dans ces moments-là que je voudrais pouvoir disposer d’une petite manivelle à renrouler le temps pour revenir pile avant et que tout ce fatras-là ne soit pas dit, pas entendu, pas vu, pas fait. Ce serait bien utile aussi pour les questions ou remarques que moi-même je formule, dont je constate très vite l’effet désastreux qu’elles produisent.
Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait, revenons-en à ce conte de la Saint-Nicolas.
L’un de mes grands à moi trouve le moyen de finement conclure :
— Heureusement, grâce à notre bon saint Nicolas, la chute est tout ce qu’il y a de plus charmante.
Et moi qui jamais-jamais ne comprends si c’est du lard ou du cochon, c’est à ces chutes-là que je m’efforce de me raccrocher plutôt qu’aux crochets du boucher.
—
Complainte de saint Nicolas recueillie par Gérard de Nerval (1842)
Ils étaient trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.
S’en vont au soir chez un boucher.
— Boucher, voudrais-tu nous loger ?
— Entrez, entrez, petits enfants,
Il y a d’la place assurément.
Ils n’étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en petits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.
Saint Nicolas au bout d’sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s’en alla chez le boucher :
— Boucher, voudrais-tu me loger ?
— Entrez, entrez, saint Nicolas,
Il y a d’la place, il n’en manque pas.
Il n’était pas sitôt entré,
Qu’il a demandé à souper.
— Voulez-vous un morceau d’jambon ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas bon.
— Voulez vous un morceau de veau ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas beau !
Du p’tit salé je veux avoir,
Qu’y a sept ans qu’est dans l’saloir.
Quand l’boucher entendit cela,
Hors de sa porte il s’enfuya. [sic]
— Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn’ra.
Saint Nicolas posa trois doigts.
Dessus le bord de ce saloir…
Le premier dit : J’ai bien dormi !
Le second dit : Et moi aussi !
Et le troisième répondit :
— Je croyais être en paradis !
~•~
Il existe de nombreuses images représentant l’histoire de saint Nicolas. J’ai choisi celle-ci parce que je la connais bien. Elle provient d’un livre paru en 1951 aux éditions Desclée de Brouwer, illustrations couleur de Manon Iessel, texte de G. Crouzevier. Il se trouvait chez mes grands-parents.
Manon Iessel (1909-1985) était une illustratrice française très appréciée des années 30 à 70, au style Art déco facilement identifiable. Je l’ai pour ma part découverte lorsque j’étais petite dans les livres de Maman ou de mes tantes que je lisais chez mes grands-parents, maternels et paternels. Et j’adorais ses dessins, notamment ceux qui illustraient la collection des T. Trilby, auteure de romans pour la jeunesse.