Imprécision mentale
L’autre jour m’est venue une réaction spontanée vraiment très inattendue.
J’étais en train de chercher sur la toile une brosse à cheveux pour moi et puis, à un moment, parmi les produits proposés je tombe sur la photo d’une de ces petites brosses rondes que les hommes tiennent sous leurs doigts pour se coiffer, avec le même mouvement que celui que l’on fait pour se lisser les cheveux, et je m’exclame in petto, en moi-même et dans mon for très intérieur : « Oh mais ça alors !!! J’avais oublié ce modèle de brosse à cheveux. Papa en utilisait une comme celle-ci quand j’étais petite, je me rappelle que je le regardais dans la glace. Je la revois très bien, cette petite brosse. Je savais où il la rangeait dans le placard de la salle de bain qu’il m’arrivait d’inventorier, dans le tiroir du milieu. Oh mais, je me souviens parfaitement. C’est drôle tout de même, j’avais complètement, mais alors là, complètement oublié ça, et je me demande d’ailleurs s’il l’utilise toujours, cette drôle de brosse… »
Et tout le temps de ce monologue entre moi, moi et moi-même et moi, émoi, je cherchais dans ma mémémoire à préciser ma pensée, en réfléchissant à l’endroit où vivait maintenant Papa.
Il faut dire qu’il y en a eu, du mouvement, dans notre vie. Dans leur vie. Mes parents ont souvent déménagé.
Au début de leur mariage ils vivaient à Paris, dans le 5e arrondissement. C’est là que je suis née. Puis, à la naissance de Guillemette – j’ai déjà raconté dans quelles conditions –, ils s’installèrent à Neuilly. Suivirent deux années au dixième étage d’une tour à Rueil-Malmaison. Puis nous revînmes à Neuilly, dans un autre appartement plus grand, avec une autre petite sœur, Sylvine, et six ans après arriva la quatrième fille, Raphaëlle. S’ensuivit une période dans la maison de campagne, puis à nouveau Paris, dans le 17e cette fois. C’est de là que, l’une après l’autre, nous allions nous envoler vers nos propres horizons. J’ai délibérément sauté quelques étapes de pied-à-terre parisiens quand nous vivions à la campagne, pourtant ils ont compté en termes de déménagements et de destinations temporaires de nos déplacements.
Dans les années qui suivirent, mes parents revinrent à Neuilly, dans un appartement que j’ai pour ma part très peu connu. Puis ils finirent par s’installer dans la maison de campagne de Lannemartin que très souvent j’évoque dans mes souvenirs.
Ensuite Maman s’est séparée de cette maison que j’aimais tant, et de tout ce qu’elle contenait aussi. Ce qui n’avait pas été vendu a été embarqué dans des conditions qui, encore aujourd’hui, me restent en travers de la gorge – mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait. Ma Môman est alors venue habiter un temps tout près de chez nous, dans notre bonne petite ville de proche-province, et puis maintenant elle est retournée à Paris, côté Neuilly, où elle a retrouvé le quartier de son enfance et de sa vie d’adulte, d’épouse et de mère de famille. Ainsi elle n’est pas désorientée, le moins possible en tout cas.
Mais j’en reviens à Papa.
Un instant, oh, quelques secondes, j’ai réfléchi puissamment en me demandant où était Papa en ce moment, avec tous ces changements de lieux depuis le souvenir de cette brosse à cheveux ronde et plate qui remonte à loin, très loin, à cette époque où j’étais petite. Et, tout d’un coup, oui, vraiment tout d’un coup, il m’est brutalement revenu à l’esprit qu’il est mort, mon Papa, mort et bien mort, ça a fait huit ans en novembre dernier.
J’ai été sidérée. Ça m’a fait un coup, c’est le cas de le dire. C’est la première fois que m’arrivait au sujet de Papa cette curieuse situation d’imprécision mentale, alors que – précisément – je suis éprise de précision…
Pour ma sœur, ça m’est arrivé tout le temps, des années et des années après sa mort il y a dix ans maintenant, et ça continue de se produire très fréquemment : « Ah tiens, je vais raconter ça à Guillemette… ah bah non… » – « Oh ça, je sais que Guillemette adorera, je vais lui en toucher un mot… ah bah non… »
Pour mon fils, le plus jeune, c’est tellement récent – trois mois très exactement aujourd’hui même –, tellement récent que je n’arrive pas encore à « ressentir » qu’il est mort. Je m’attends le matin à ce qu’il descende de sa chambre, les cheveux ébouriffés de sa nuit, en s’étirant de toute sa grande carcasse de bogoss qu’il était, qu’il baille un bon coup et nous dise si tendrement : « Coucou Mom’, coucou Pop’. Bien dormi ? » Quand je jardine, je me figure qu’il va être ravi du beau boulot que je fais et va m’en féliciter. L’autre soir j’ai sorti nos trois cuillères à soupe et j’en ai été pétrifiée, les bras ballants je me suis mise à pleurer.
En fait j’imagine qu’il est parti en randonnée avec des amis, dans quelque pays aux reliefs escarpés, et qu’il va revenir, oh oui, il va revenir.
Et c’est bien cela le constat le plus difficile. Réaliser que plus jamais je ne le serrerai dans mes bras et me nicherai dans les siens pour qu’il pose son menton sur le sommet de mon crâne en rigolant parce que lorsqu’il était petit, c’est moi qui faisais cela… jusqu’à ce que je ne puisse plus. Savoir qu’il ne vivra pas avec nous les prochains moments de réjouissances familiales, sinon par sa présence dans nos coeurs.
L’absence physique est insupportable, elle crée un manque impossible à combler. La seule solution c’est de transposer la réalité dans une autre dimension : je pense à mon fils arpentant les nuages du ciel dans cet ailleurs si proche et pourtant si différent, infime parcelle devenue de toute l’énergie qui nous entoure, dont nous sommes pétris.
Le processus du deuil est particulier à chacun, j’en suis convaincue, en fonction de chaque tempérament bien sûr, mais aussi de la proximité avec le défunt, ou plutôt de la nature de la relation avec le défunt. L’intensité de l’attachement, certainement, détermine à proportion la peine et le manque. Et puis cet insupportable sentiment d’injustice et d’anormalité qui nous étreint quand un être cher disparaît trop tôt, bien trop tôt.
Je souhaite à tous ceux qui passent, sont passés ou vont passer par là — parce que c’est ainsi, c’est la vie — que ce processus se fasse aussi paisiblement et sereinement que possible.
Illustration : une photo trouvée sur internet de cette fameuse brosse plate dont je parle au début de mon texte avant de digresser vers d’autres considérations.

Décidément, très chère Laure
Ton âme est un Stradivarius et ta plume en est l’archer par lequel tu mets en vibration toutes les tonalités émotionnelles de celles et ceux qui, comme moi, ont la chance de te lire-écouter-ressentir.
Merci pour ces magnifiques instants
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Ooooh… merci beaucoup. Je suis très touchée.
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