Perles choisies…
Quand une mère tellement, oh tellement attentionnée, arrête le jour de son propre anniversaire pour offrir ses perles à sa fille aînée :
— Pourquoi ne pas te les donner tout de suite ? Je ne les porte pratiquement plus, je préfère mes colliers en or. Les perles, ça fait un peu dadame… Enfin, à mon âge, je veux dire. Je sais que tu les aimes et c’est à toi que ce collier est destiné. Tes soeurs n’y verront pas d’inconvénient ; en plus, ce n’est pas leur style. Alors autant que tu en profites dès maintenant. Sans attendre que je sois morte et enterrée.
Et d’ajouter :
— Mais je te préviens tout de suite, ma petite chérie, tu n’auras rien pour ta prochaine dizaine !
C’est d’âge qu’elle parlait et non de rang. De perles. Et pour ce qui est du rang, aînée je suis née, aînée je resterai. Un peu isolée maintenant qu’il manque une perle intermédiaire dans notre famille de filles, la plus précieuse sans doute puisqu’elle nous reliait les uns aux autres.
Le collier de Maman est admirable. Il vient directement du Japon, rapporté par Papa d’un de ses voyages dans ces contrées lointaines. Chaque perle d’une tiédeur d’orient, tendre comme un baiser plus rare qu’une larme, ronde et douce et si lumineuse, chaque perle recèle en son sein nacré l’infime grain de sable qui l’a fait naître pour calmer l’irritation dans la chair de l’huître induite.
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L’expression latine, margaritas ante porcos, signifie « des perles aux cochons ».
Souvent elle était employée à la maison lorsqu’il paraissait regrettable de donner à quelqu’un ce dont on supposait qu’il ne saurait l’apprécier à sa juste valeur. Affaire de jugement toujours. De mépris aussi, peut-être. Ou de prétention. Oui, cela ressortit bien d’une forme de prétention.
Pour ma part, j’ai su très jeune que la perle est le symbole de la pureté et de la grâce, et que la tradition, dans certaines familles – la mienne était de celles-là, nos parents y tenaient – la tradition voulait qu’à dix-huit ans les jeunes filles reçussent (pardon, je m’esclaffe… un instant… je reprends mon sérieux… voilà), qu’elles reçussent, disais-je, leur premier collier de perles.
Or, quelle ne fut pas ma surprise, le jour de mon dix-huitième anniversaire… Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait. Ma stupéfaction devant le cadeau que mes parents m’avaient choisi, je vous la raconterai un jour peut-être, si vous êtes sages.
Pour en revenir à l’expression « des perles aux cochons », elle comportait, tout aussi usitée chez mes parents, son pendant qui consistait à affirmer que l’on ferait quelque chose de nous « si les petits cochons ne nous mangeaient pas ». Vaste expectative.
Encore une fois, c’était à n’y rien comprendre. On parlait toujours du grand méchant loup et des petits cochons qui chantaient « C’est pas nous, c’est pas nous ! ». Or, d’après ce que j’avais pu déduire, difficilement souvent, de la conversation des grandes personnes, un gros cochon semblait sensiblement plus dangereux qu’un méchant loup.
Et puis il y avait cette histoire, horrible-horrible et toujours à cette pensée je frémis, des nouveau-nés qu’en Chine aux cochons sur le tas d’immondices on offrait en pitance s’ils avaient le malheur de naître fille.
Est-ce un malheur, vraiment, de naître fille ?
Il est vrai qu’en aîné très souvent on préférera un garçon, et puis des filles après. Combien de fois ai-je entendu ma Môman l’affirmer lorsqu’elle apprenait la nouvelle d’un bébé premier-né :
— C’est un garçon ? Oh, merveilleux ! C’est toujours teeeellement mieux de commencer par un garçon !
Je n’ai jamais compris pourquoi, devant moi qui suis sa fille ainée, elle répète cela. Pense-t-elle que je ne l’entends pas ? Plus vraisemblablement n’imagine-t-elle pas une seconde que ce puisse être de nature à me heurter, me peiner et me plonger dans des z’affres de questionnements z’intérieurs z’intenses pour lesquels je ne trouve aucune explication. Ah, cette réflexion, l’ai-je assez ressassée, disséquée, dissociée ; la réponse aujourd’hui continue de m’échapper.
Quoi qu’il en soit, je suis née fille et c’est ainsi. Les perles de Maman, c’est à moi qu’elle les a données. Je les arbore de temps en temps, rarement en réalité car le collier est long, trop élégant pour le quotidien. Je le réserve aux grandes occasions et je le porte toujours avec une émotion non dissimulée. Pourquoi réprimer ses émotions quand d’autres se soucient peu de lisser leurs propos ?
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Addendum :
Les premières perles de ce récit furent enfilées le 19 août 2016. J’en ai ajouté d’autres au fil des années. Elles se sont toujours présentées nombreuses, ces irritations dans la chair de l’huître induites. Et puis, belle synchronicité, la citation ci-dessous est arrivée jusqu’à moi, « par hasard », comme un joli fermoir, de ceux que sur le coeur l’on place délibérément pour qu’il soit bien visible lorsque de face l’on vous photographie. Instantané d’une vie ou, plus exactement, reflet de ce que l’on décide de montrer. Ou pas.
« J’aime les gens qui choisissent avec soin les mots à ne pas dire. » ~ Alda Merini, poétesse et femme de lettres italienne (1931–2009)
[Crédit photo : Laure Chevalier Sommervogel]