La boule de l’escalier
Balade en mes souvenirs, dans le vaste domaine de ma Mémémoire…
Quand j’étais petite, je pensais que la maison de Lannemartin était construite tout autour de cette boule, qu’elle était le cœur central d’où rayonnaient ces courants d’énergie que je ressentais très bien, dans telle ou telle pièce, des courants peu courants qui, le long de l’escalier, jusqu’au grenier montaient.
Cette boule n’est plus sous mes yeux, mais au creux de mon coeur elle fait comme un soleil souvent ou juste un poids, lourd à déglutir parfois… Ne dit-on pas « avoir la boule au ventre » ? C’est la nostalgie, peut-être, qui produit cet effet-là.
La maison de mes parents fut mise en vente. Vient un moment où ces décisions douloureuses doivent être prises. Elle fut vidée, cela se fit de façon quasi-expéditive. No comment ou tellement… Vient un autre moment, plus difficile encore, où il faut savoir trancher dans le vif et par la suite il serait bon de réussir à ne pas entretenir d’amertume.
Tout le long de cette période-là, qui dura de longs mois, je la fermai donc, dans tous les sens du terme. Je m’y étais déjà consciencieusement appliquée au cours des années qui avaient précédé, si mouvementées. Les clés furent remises au notaire. Depuis je n’ai plus une notion très claire du temps qui file. En légère perte de repères, la petite dame ? Ça lui passera, comme tout passe toujours. Et la mélancolie avec. Ou pas.
Je ne crois pas, pendant toutes ces années où la maison fut par l’un ou l’autre d’entre nous habitée, m’être une seule fois trouvée à passer près de cette boule sans arrondir ma main sur son pourtour doré.
Douceur du laiton ancien patiné par des années d’entretien. Ça crée des liens. Des liens qui perdurent. Le plaisir du contact devient une habitude, bientôt un rituel.
Sa surface polie – aussi polie que nous étions bien élevées, faut-il ici le préciser – reflétait ce qui se trouvait dans la pièce.
Derrière nous, l’entrée et sa grande porte double aux fenêtres vitrées protégées d’un entrelacs de fer forgé. À droite, le salon et son imposante bibliothèque qui occupait tout le mur du fond. Au moment des premiers travaux de rénovation de la maison, les parents l’avaient fait construire sur-mesure. Le meuble et toute la pièce furent peints en un élégant camaïeu de gris et blanc ; plusieurs décennies plus tard le salon deviendrait jaune et bleu, un rappel de Giverny peut-être, je ne l’ai jamais su. À gauche, la salle à manger, ses boiseries classiques et son carrelage inouï, puis la salle à manger d’été que j’ai déjà décrite, qui sur le côté de la maison ouvrait sur le jardin. « Au bout de l’entrée, couloir, cuisine et dépendances », disait notre père à ses invités, avec un geste négligent de la main éloignant de lui ces domestiques contingences. Et souvent, depuis le salon où il lisait ou travaillait, nous l’entendions glapir : « Les filles ! Faites-moi le plaisir de fermer les portes. Je ne veux pas d’odeurs de boustifaille dans toute ma maison ! »
Dans l’entrée se trouvait le bel escalier de bois ciré. Propulsé par cette boule qui recelait à mes yeux une sorte de pouvoir magique, il conduisait vers les hauteurs de la maison. Au premier étage un vaste palier desservait les chambres et leurs annexes – enfant je visualisais parfaitement l’agencement des pièces, leur emprise au sol, dans ma tête j’en dessinais le plan. L’escalier poursuivait ensuite sa montée jusqu’au deuxième étage baptisé du nom de grenier bien qu’il fût déjà partiellement aménagé… que de place perdue, si l’on y pense !
Teeeeellement bien ciré, cet escalier.
Dérapages contrôlés, teeeeellement bien contrôlés… Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Sur la photo, dans la boule c’est moi que l’on devine.
Bien sûr, puisque c’est moi qui l’ai prise.
La photo, je parle de la photo.
La boule, je l’ai laissée.
Et si je la perds un peu parfois – elle était facile, celle-là aussi – moi j’y vois qui je veux de nous quatre. On nous disait si ressemblantes, je nous trouvais si différentes.
J’ai beaucoup à écrire sur cette maison.
Des petits bouts d’écrits, des fragments de ma vie.
Et vous, quel élément d’une maison aimée gardez-vous en mémoire ?
[Crédit photos : Laure Chevalier Sommervogel]