L’onde exquise
Chaque fois que j’entreprends telle ou telle activité, j’ai une sorte de flash qui peut être extrêmement rapide ou bien durer le temps que je souhaite y accorder pour penser à la personne qui m’a appris à faire cette action et au contexte dans lequel elle s’est déroulée.
Alors, forcément, j’ai beaucoup à raconter.
Ainsi, chaque fois que je me baigne, dans la mer, dans l’océan ou même une piscine, je pense à mon Papa.
Dès les premières brassées.
Papa adorait se baigner. Se baigner plus que nager, je pense.
Quoi qu’il en soit c’est lui qui m’a appris.
Il m’est difficile de me rappeler le lieu.
Aujourd’hui il n’y a plus guère que Maman qui puisse m’aider à situer mes souvenirs.
Et les souvenirs, avec elle, c’est un peu le jeu de la chaise musicale, l’un chasse l’autre, elle les arrange et les ordonne à sa façon, les modifie, les recoiffe et les rhabille à son idée. Les redécore aussi, parfois.
Rien de très étonnant, elle a toujours fait cela avec nous, ses propres filles, nous placer à la façon qui lui plaisait, lui convenait et l’arrangeait aussi.
Je n’ai pas dit figer.
Nous étions bien trop remuantes, je crois, pour être épinglées et immobilisées comme on le fait des papillons que l’on souhaite dans une vitrine exposer.
Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.
Souvent, je sais qu’elle se trompe. Souvent ses souvenirs sont vagues, approximatifs, ils n’ont pas pour elle la même consistance, la même importance que pour moi.
Mais alors, plutôt que de reconnaître qu’elle ne sait pas, qu’elle ne sait plus, elle veut à tout prix retrouver, elle invente parfois, elle mélange plusieurs époques, elle affirme des choses qui ne sont pas.
Et puis surtout elle brode, elle adore ça, elle en rajoute…
Elle est vraiment xagère*, quoi.
Elle est très péremptoire, ma Maman.
Et puis tellement sûre d’elle qu’elle préfère affirmer haut et fort que je me trompe plutôt que d’admettre qu’elle ne se rappelle pas bien.
Toujours, toujours, elle commence par me contredire. Ça m’a longtemps désorientée et même perturbée… puis je me suis habituée.
Enfin, j’essaie.
C’est tout à fait normal qu’elle ait du mal à s’y retrouver. Comment se rappeler par le menu chaque détail exact et circonstancié de la vie de chacune de ses filles, à commencer par la sienne ?
Je peux comprendre qu’elle mélange, qu’elle confonde les faits.
Au fil du temps elle se les est réappropriés, pour utiliser une expression en vogue.
À sa manière elle les réarrange.
De la façon qui lui plaît.
Je n’irai pas le lui reprocher.
— Et puis, ma petite chérie, on verra bien – enfin, tuuuuu verras bien toi-même, plutôt, puisque je ne serai plus là – comment, toi, tu t’en sortiras lorsque tu auras mon âge.
Je verrai bien.
Oui, oui. Je verrai bien.
Mes souvenirs à moi sont extrêmement précis, si souvent je me les suis remémorés.
Ils font appel à tous mes sens : cela m’a toujours permis de facilement les mémoriser.
Vague des sentiments, flot des réminiscences.
Papa adorait se baigner.
C’est lui qui m’apprit à nager, toute jeune. Trois, quatre ans ? ou bien cela s’étala-t-il sur plusieurs années. Mes souvenirs sur ce point ne sont pas si précis…
— Je gardais Guillemette près de moi pendant que ton père t’emmenait avec lui, affirme Maman.
… ce qui couvre une période assez large, mais pas tant puisque je me rappelle que ma petite sœur nageait à deux ans. Et moi déjà depuis longtemps.
Dans son genre, elle, c’était un phénomène.
Elle nageait comme le font les petits chiens. Elle retenait sa respiration, et hop, le nez dans l’eau, les deux mains sous le menton, ça moulinait ferme et elle avançait.
Piscine de Vevey : souvenir de ce grand Suisse qui pour la rattraper plonge à sa suite, pensant qu’la p’tite allaiiiiiit s’noooooyer…
Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.
Revenons-en à mon apprentissage à moi.
D’une main passée sous mon menton, Papa maintient ma tête hors de l’eau, l’autre placée sous mon nombril m’invite à m’étaler sur l’élément liquide.
— Remonte tes fesses, elles doivent flotter à la surface !
Mes fesses, je n’ai jamais très bien su ni où les poser ni comment les placer pour qu’elles ne viennent pas envahir un espace qui ne m’était pas forcément dévolu.
Alors les faire flotter ?
Pourtant, à force de répétition et d’exhortations paternelles, j’apprends consciencieusement à coordonner chaque mouvement et, rapidement, seule sa main sous mon menton suffit pour accompagner mes progrès, puis le bout de trois doigts, puis un… puis enfin :
— Regarde, tu n’as presque plus besoin que je te tienne !
— Attends, me lâche pas, me lâche pas, hein ?
— Mais non, gougourde, je ne te lâche pas !
Je me rappelle ses encouragements pleins de tendresse. Je revois son sourire. J’entends encore sa voix et l’éclat de son rire.
Comme quoi, je n’avais pas tout le temps la tête sous l’eau.
Bientôt je sus me débrouiller.
Je flottais, mais oui, mais oui, j’avançais même de plus en plus vite.
Très fière de moi, j’accomplis suffisamment d’allers et retours autonomes pour qu’il puisse annoncer, ravi :
— C’est maintenant qu’on va s’amuser, tu vas voir !
Dès lors Papa m’emmenait avec lui vers les vagues.
Il m’apprit à les compter pour anticiper l’arrivée des plus hautes, à flotter voluptueusement sur leur douce crête – aaaah, délicieux –, à avaler une grande goulée d’air avant de plonger sous l’écume pour éviter le rouleau tourneboulant. Et, si jamais j’étais prise, à tout laisser aller pour tranquillement, dès le bouillonnement passé, à la surface ressurgir.
Et surtout à rire, à rire avec lui à chaque vague surmontée.
Rire à gorge déployée, à en boire la tasse parfois, pour hoqueter d’un air ahuri et augmenter encore la rigolade.
Fous rires éperdus dans l’écume salée.
Il m’apprit aussi à faire la planche.
— C’est extrêmement utile et c’est surtout une expérience intéressante. Il s’agit de se détendre complètement en faisant simplement l’effort de maintenir ton corps bien à plat, tout en respirant profondément mais calmement. Ça nécessite à chaque fois un tout petit temps d’adaptation, ça aussi c’est intéressant de trouver le juste équilibre entre une détente toute ramollie qui va te faire t’enfoncer et une détente adaptée qui va te permettre de te maintenir à la surface de l’eau.
Oui, voilà, comme ça, parfait.
Oui, oui, tu mets tes oreilles dans l’eau.
Voilà, c’est très bien.
Tu vois que tu flottes !
Mais tu y arrives parfaitement, dis donc, bravo !
— Tu me fais une licite** du tonnerre ?
— Absolument. Voilà, ma fille, tu sais faire la planche.
Et il avait ajouté :
— Tu peux rester des heures ainsi. Tu te reposes, comme étendue sur l’étendue des flots. Les yeux fixés dans l’infini du ciel, tu écoutes la mer… C’est teeeellement agréable, n’est-ce pas, de se confier à l’onde exquise ?
Quand la crainte de me noyer si souvent me submerge, je pense à cet exercice maintes fois répété, faire la planche, le temps que passent, passent les intempéries.
Flotter, même à la surface des flots ballottée. Flotter et laisser le grain s’éloigner. Flotter pour ne pas sombrer.
Est-ce une forme d’ancrage ?
~ Mars 2018
* « Tu exagères » : j’entendais à ma façon « Tu es xagère » et je faisais rire mon monde en disant très innocemment « Tu es vraiment xagère », « Elle est quand même drôlement xagère »… il a fallu encore quelques années pour qu’en lisant ce verbe je comprenne ma méprise…
** Idem pour « Je te félicite », j’entendais « Je te fais l’icite » et je variais ainsi l’expression selon mon inspiration du moment : « Je te fais une licite du tonnerre !
📸 Clark Little – Hawaï
On ressent beaucoup d Amour dans votre récit…je visualisais tout en vous lisant…ça m a rappelé mon enfance…avec mes grands frères à la mer…merci à vous..bravo
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Oh, merci ! Oui, c’est un souvenir très cher à mon cœur et j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire.
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