C’est véritablement utile puisque c’est joli.
« C’est véritablement utile puisque c’est joli. » ~ Saint-Exupéry, Le Petit Prince (1943)
À Pourgent, la maison de campagne de mes grands-parents, c’est mon tout jeune oncle Antoine, le petit frère de Papa — 15 ans d’écart — qui se chargeait de couper les baguettes sur la planche réservée à cet effet. Oh, je la vois encore, cette planche à pain très rustique le long de laquelle Gramp’ avait pratiqué une encoche pour que l’on puisse y glisser le couteau cranté. Mon oncle s’installait sur le petit muret de pierre qui ceinturait la terrasse sur laquelle donnait la salle à manger. Il avait une petite vingtaine d’années, j’en avais cinq, et toujours-toujours je le regardais faire avec beaucoup d’attention.
Je l’écoutais aussi et, observatrice appliquée, mettais en pratique ce qu’il me conseillait. Enfin, sauf un jour —j’étais un peu plus vieille et déjà curieuse de tout — où il m’avait bien recommandé de ne pas toucher au manchon à incandescence de sa lampe à gaz même éteinte parce que c’était extrêmement fragile, et moi, émoi, j’avais quand même posé mon doigt sur cette espèce de dentelle grise pour voir justement si c’était si fragile que cela, et évidemment il s’était délité. Le manchon, pas mon oncle Antoine qui s’était contenté de soupirer : « Oh, Laure ! Ce n’est pas malin. Bon, je vais le remplacer mais ne recommence pas, je te prie. » J’avais été d’autant plus désolée de ma bêtise qu’il ne m’avait pas grondée. Il était vraiment très-très gentil, mon oncle Antoine.
Il faut dire qu’il nous avait laissé sa chambre, à nous, les petits-enfants qui dormions jusque là dans celles de nos parents respectifs, dans des lits superposés, et ça, c’était vraiment drôlement gentil de sa part. C’est que la maison de mes grands-parents devenait trop petite pour accueillir toute la famille. Alors, pour loger mon oncle Antoine, une minuscule cabane avait été construite tout au fond du jardin, avec juste la place pour un lit et une table — celle où se trouvait posée la lampe à gaz — et puis une chaise aussi. Seule la paroi du fond présentait toute sa hauteur en bois plein, chacune des trois autres était constituée d’un panneau de bois surmonté d’une très grande fenêtre fixe. Sur l’un des côtés s’ouvrait une porte, bois en bas, vitre en haut, et une tôle ondulée translucide couvrait le tout. Cette petite baraque vitrée sur trois faces lui convenait parfaitement dès les beaux jours revenus car, s’enthousiasmait-il, il avait l’impression de dormir à la belle étoile puisqu’il les voyait presque toutes depuis son lit. « Et le bruit de la pluie, ajoutait-il en riant, vous n’imaginez pas ! Ma cabane résonne comme un tambour et moi je suis parfaitement bien à l’abri… »
Les week-ends d’hiver, quand la maison était pleine, il couchait sur le canapé du salon. Mais ça se produisait rarement. En revanche, les week-ends d’été, comme Maman s’en plaignait régulièrement dans la voiture, sur la route du retour : « C’est vraiment de plus en plus… euh… compliqué, chéri. Enfin quoi, tu vois bien, tout de même… » — et moi, émoi, bien calée au fond de la banquette arrière, avec dans la mienne la main potelée de Guillemette qui souvent s’endormait contre mon épaule, je ne perdais pas une miette des échanges entre mes parents.
Et c’est pour cela que Papa avait fini, après un certain nombre de visites, par acquérir la maison de Lannemartin, au coeur d’un village plus important situé à cinq kilomètres seulement de Pourgent qui n’était qu’un hameau. « C’est la solution idéale : nous restons tout près de la famille et de nos amis tout en habitant chez nous. »
Papa adorait sa belle demeure, c’était ce que l’on appelle « une maison de maître » et il en était très fier… Elle était grande — pensez, deux étages ! — et le jardin tout petit. Exactement le contraire de Pourgent où la maison n’était guère extensible mais le jardin immense, comptant plusieurs pelouses entourées de longues plates-bandes sur lesquelles poussait une myriade de fleurs pour les bouquets, avec tout plein tout plein de chemins formidables pour faire du tricycle et de la petite voiture en fer blanc et de la bicyclette, au moins dix pommiers de toutes tailles, et aussi un potager, et même une forêt en pente que les grandes personnes désignaient par le vocable réducteur à mes yeux de « petit bois » où l’on pouvait jouer à se perdre. Ce jardin recelait une quantité inouïe de cachettes et possédait aussi un très haut portique en poutres avec une balançoire qui vous envoyait drôlement loin et un trapèze et des agrès sur lesquels mon oncle Antoine réalisait de véritables acrobaties. À Lannemartin c’était complètement différent : « Un jardin de curé et c’est bien suffisant », disaient mes parents. Je trouvais ces expressions surprenantes : mon père n’était ni maître ni curé ! Mais c’est une autre histoire, toute notre histoire en fait.
Mon oncle Antoine s’occupait très souvent de moi. C’est pour cela aussi que je le trouvais si gentil. C’est lui qui m’apprit à monter sur les échasses qu’il tenait au début pour moi, à bien les maintenir et à les déplacer en même temps que mes pieds pour marcher ainsi perchée. Oh, je n’étais pas bien vieille mais il fallait avoir un sacré sens de l’équilibre, j’y arrivais très-très bien, j’étais décidément et absolument formidable ! Et moi, émoi, j’étais aux anges.
Je me rappelle aussi les balades, la nuit tombée, après le dîner. Nous emportions des lampes de poche pour regarder par terre et ne pas trébucher sur les aspérités du sol, et se faire aussi d’horribles z’épouvantables grimaces en les plaçant sous nos mentons. Que de fous rires… C’est aussi mon oncle Antoine qui m’avait montré, nichés dans les feuilles des talus, ces étonnants vers luisants qui émettent une lumière d’un doux éclat brillant.
La maison de mes grands-parents n’était pas immense, je l’ai dit, et à l’étage les chambres n’avaient qu’un cabinet de toilette dans deux d’entre elles, et juste un lavabo dans les deux autres, plus petites. Une seule douche, au rez de chaussée : une minuscule pièce carrelée de blanc jusqu’au plafond, de la dimension exacte du bac à douche, la porte à demi-vitrée dont le verre était grumeleux pour éviter une transparence indécente, donnait directement dans l’entrée. Quand mon oncle Antoine revenait en nage du tennis, sa serviette autour du cou — à cette époque, les hommes comme les femmes jouaient au tennis tout de blanc vêtus, je l’ai raconté dans une autre histoire, et ils avaient tous dans leur sac une « serviette de tennis » —, il se précipitait sous la douche. Et, compte tenu de l’exiguïté des lieux, il était obligé d’en sortir pour se sécher dans l’entrée. Alors nous, les petites, étions priées de croiser au large. Moi je me débrouillais toujours pour, l’oeil aux aguets, longer le muret de la terrasse ou aller ramasser trois fraises dans la montée du petit bois tout près du côté de la maison, mais les vitres de la fenêtre et de la porte de l’entrée se couvraient entretemps de buée, et l’on ne voyait rien du tout. Ensuite il arrivait vers nous, ses cheveux mouillés bien peignés en arrière, avec son grand sourire et ses yeux si bleus, et moi, émoi, je trouvais qu’il était drôlement beau, mon oncle Antoine !!
Mais je digresse, je digresse… Revenons-en au pain de ces repas familiaux.
Mon oncle tranchait les baguettes en morceaux bien réguliers, coupés très en biais. Je l’observais et m’en étonnais, si bien qu’un jour j’avais demandé :
— Dis, Oncle Antoine, à quoi ça sert que tu découpes le pain comme ça ?
Il m’avait jeté un coup d’œil surpris puis m’avait répondu tranquillement :
— Oh… en fait ça ne sert à rien de particulier, tu sais, Laure. Simplement c’est plus joli.
À cette époque je n’avais pas encore lu Le Petit Prince. Mais lorsque je m’y suis mise, dès que je suis parvenue au chapitre de l’allumeur de réverbère, j’ai aussitôt repensé à mon oncle Antoine : sa façon de découper le pain était véritablement utile, puisque c’était joli.

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